8

Elle était plus belle que jamais et ses yeux incrédules étaient brillants de larmes. Comme s’il l’avait frappée, comme s’il avait enfoncé en elle un pieu chauffé au rouge. Chaemhet devait faire un effort pour se rappeler qu’elle était la plus forte ; mais cela n’atténuait pas l’impression qu’un démon se débattait dans sa poitrine pour la faire éclater. La chambre sembla osciller, se troubler comme les falaises du Grand Lieu miroitant dans la fournaise. Et soudain, cette sensation cessa. Avec une acuité accrue, il perçut tous les détails sordides auxquels il n’avait pas pris garde auparavant : une toile d’araignée dans un coin, oubliée par la fille qui s’occupait du ménage ; au plafond, une craquelure aussi fine qu’un cheveu ; une bosse de plâtre laissée par un ouvrier maladroit, évoquant une dune de sable miniature ; la peinture écaillée sur les piliers du lit…

« Ainsi, c’est fini ? dit Teyé, d’une voix où se mêlaient le défi et la déception.

— Il le faut.

— Pourquoi ?

— Je ne puis demeurer pour toi ce que j’ai été. »

Les yeux de la jeune femme étincelèrent de colère.

« C’est à cause de l’enfant !

— Non. La petite m’a ramené à la raison ; mais ma décision était prise de longue date.

— Alors, pourquoi m’as-tu laissée vivre dans l’espoir ? Je croyais que tu m’aimais ! Comment as-tu pu m’abuser si cruellement ? »

Il baissait la tête sans mot dire, blêmissant devant cette douleur, cette rage exposées dans toute leur nudité.

« Je t’ai donné mon cœur !

— Séparons-nous ici, d’un commun accord.

— Nous pourrions continuer… hasarda-t-elle.

— Non.

— Pourquoi ? »

Il garda le silence.

« Tu n’oses pas la quitter ! » cria Teyé.

Il releva des yeux assombris par la fureur.

« J’agis comme bon me semble. Si je reste avec mon épouse, c’est que j’en ai décidé ainsi. »

Anéantie, elle se renversa sur le lit. À nouveau, Chaemhet eut l’impression de l’avoir frappée.

« La vérité, je la connais.

— Quelle est-elle ? Si tu le sais, dis-le-moi, car je ne la connais pas.

— La vérité, lança-t-elle en le regardant droit dans les yeux, c’est que tu ne m’aimes pas assez. Tu le sais, mais tu ne peux l’admettre. »

Oh non, c’était encore bien pire ! En vérité, non seulement il le savait et supportait parfaitement cette idée, mais il voulait garder Teyé pour maîtresse. S’il n’en avait qu’après son corps, pourquoi son désir se cristallisait-il sur celui-ci plutôt qu’un autre ? Pourquoi avait-il la certitude qu’aucune femme, hormis elle, ne pourrait l’assouvir ?

La vérité était trop complexe pour être devinée.

Assise sur le lit, les genoux relevés et les bras croisés sur sa poitrine, elle se recroquevillait sur elle-même, mais son regard l’enveloppait, l’emprisonnait. Non ! Il devait s’échapper immédiatement, trouver une issue pour s’éloigner de ce lit de roseaux emmêlés ! S’il n’y en avait pas, il s’en ouvrirait une à coups d’épée. Teyé se caressait le bras. Il contempla ses longs doigts, se rappela comme, autrefois, ils touchaient et exploraient sa peau… Cela ne se reproduirait plus jamais, s’il la quittait. Le choix dépendait de lui seul. Combien il eût voulu qu’il en fût autrement ! Il ferma les yeux, tentant de chasser les images qui l’assaillaient ; hélas ! même les paupières closes il se revoyait avec elle, leurs membres entrelacés, leurs bouches telles des fleurs unissant leurs corolles…

Ouvrant les yeux, Chaemhet s’aperçut qu’elle s’était levée pour s’approcher de lui. Il lut sur ses traits une expression qu’il connaissait bien. Mais elle ne l’enjôlerait plus ! Il prononça son propre Nom en silence pour apaiser les hurlements de son cœur. Il recula, et vit le regard de Teyé durcir fugitivement avant de reprendre son expression blessée. Elle est plus forte que toi, se répéta-t-il ; elle t’assigne le rôle du protecteur pour mieux te garder dans ses filets.

« Je ne me soucie pas que de moi, prétendit-il. Ta propre sécurité est en jeu. Je ne serais pas seul à tomber si le roi apprenait ce qui s’est passé entre nous. Toi aussi, tu mourrais. Est-ce réellement ce que tu souhaites ? Si Géoua savait, d’autres sont au courant. »

Il jeta un coup d’œil inquiet vers la porte dans l’ombre, comme si une oreille indiscrète se dissimulait derrière le panneau.

« La mort me serait plus douce que la vie sans toi. »

Il en aurait ri, s’il n’avait été aussi nerveux.

« Ce sont des choses que l’on dit sans y croire.

— Peut-être sur la Terre Noire. Mais dans mon pays…

— Non, nous ne craignons pas la mort. De là à rejeter la vie que les dieux nous ont offerte…

— Plutôt que d’en faire mauvais usage, ne vaut-il pas mieux la leur rendre ?

— Accepter notre destinée est un devoir.

— Le devoir ! railla-t-elle avec colère. Un mot inventé par les faibles, pour esquiver leurs véritables responsabilités.

— Mais l’espérance, du moins…

— L’espérance, à présent ! De quels mots tu te berces ! Chez moi, nul n’ignore que l’espérance est la maîtresse du mensonge. Pourtant j’ai espéré, oui, espéré ma liberté, rêvé de vivre à tes côtés… Où cela m’a-t-il menée ? Que de temps tu m’as fait perdre !

— Moi aussi, j’ai perdu mon temps. Mais c’est terminé, à présent.

— Est-ce tout ce que j’ai signifié pour toi ? Une perte de temps ?

— Il me semble que c’est toi qui viens de m’en faire le reproche.

— J’ai parlé hâtivement », admit-elle, baissant les yeux.

Courage ! s’exhortait Chaemhet. Pars, va-t’en ! Dehors le soleil brille, les passants pressés ne savent rien de ton histoire, ils ont leurs problèmes, leurs préoccupations, leurs amours et leurs ambitions. Si tu pouvais jeter les tiens dans la poussière et les échanger à ton gré, lesquels choisirais-tu ? Tout est si simple ! Tu as vécu un rêve. Réveille-toi ! Pars donc ! Imbou t’attend. Tu n’auras même pas à rentrer seul chez toi.

Mais une autre pensée attendait d’entrer en lice, talonnant la première : Mesures-tu à sa juste valeur ce que tu rejettes ? Pareille occasion ne se représentera plus. Sais-tu bien à quel bonheur tu renonces par ton refus de courir un risque ?

Il ferma les yeux. Si seulement de tels choix n’existaient pas ! De la rue animée montait un brouhaha irréel. La lumière du soleil semblait peinte sur les murs. Même la chaleur, le bourdonnement d’une mouche n’étaient qu’illusion. Pas question de partir sans en avoir fini ! Il l’avait assuré à Imbou. L’opinion de son serviteur importait-elle ? Imbou lui resterait loyal quoi qu’il fît, quoi qu’il décidât.

« Je t’ai aimée. Eussions-nous été libres, nous aurions pu vivre une belle histoire ensemble. Mais la vie est une succession de cages. Nous ne sortons de l’une que pour pénétrer dans une autre, et le ciel, nous ne le voyons qu’à travers des barreaux.

— As-tu conscience de ce que tu dis ? Tu abandonnes ! Tu subis la mort tout en restant vivant ! »

Il eut un sourire amer : elle disait vrai, et il connaissait le pire des deux mondes.

« Si tu crois que ta vie est une prison, plaida Teyé, laisse-la et va-t’en ! À quoi te sert tout ce que tu possèdes, si cela t’inspire un sentiment de claustration ? »

Elle lui tendit la main. Chaemhet eut la conviction que ce geste était dénué de calcul : il était provoqué par une générosité spontanée, celle d’un être humain envers son prochain, d’une chatte envers son chaton. Il pensa fugitivement aux marques de tendresse des animaux les plus simples à l’égard de leurs petits. Mais pas l’homme, non ; pas nécessairement, et pas toujours. Les dieux avaient rendu cette créature assez intelligente pour survivre, mais pas assez pour réussir. Et, comble de malheur, ils lui avaient donné la connaissance. Un jour ou l’autre, le monde en serait anéanti, s’ils ne s’étaient pas lassés avant de leur sinistre plaisanterie.

« Je voudrais prendre ta main et je ne le peux pas », avoua Chaemhet avec sincérité.

Teyé ne représentait rien de plus qu’une autre geôle, dans laquelle il n’était pas encore entré. Il s’écartait de la main de cette femme comme il se fût écarté de la porte d’une prison, si attirante que parût la lumière qui y brillait.

Teyé laissa retomber son bras, un pli amer au coin des lèvres.

« Ce n’est pas tout », dit-elle d’une voix plus dure.

Il aurait dû se douter qu’elle avait un autre tour en réserve.

« Parle. »

Il jeta un coup d’œil vers la porte. Pourquoi ne pas tourner les talons et partir simplement, sans un regard en arrière ?

« Cette nouvelle pourrait te faire plaisir, dit-elle en remarquant son expression.

— J’en serais étonné.

— Je vais te l’annoncer malgré tout. Il faut que tu saches, quelles qu’en soient les conséquences.

— De quoi s’agit-il ? »

Il était impatient et irrité par la tension qu’elle créait à dessein. Pour lui, la conversation était terminée. Il avait franchi le Fleuve en brûlant les ponts derrière lui. Déjà soulagé, il n’aspirait plus qu’à se retrouver au grand air.

« Je porte en moi un enfant. »

Il la regarda fixement, mais elle détournait les yeux, la tête basse. Quelque chose dans sa pose paraissait grandiloquent et théâtral. Elle ajouta, relevant la tête :

« Héket est à l’œuvre dans mon ventre. »

Chaemhet crut entendre Seth ricaner sous terre : Ce retournement inattendu était-il le fait du dieu roux de la discorde ? Il passa une main tremblante sur son front en nage.

« Qui est le père ? » furent les seuls mots que parvinrent à articuler ses lèvres sèches.

Il chercha du regard une cruche d’eau, s’en approcha pour se servir, mais la trouva vide.

« Tu veux dire, est-ce toi ou bien Ay ? ironisa-t-elle. Je ne le sais pas. La nouvelle est toute récente, aussi est-il possible que l’enfant soit du roi. Personnellement, j’espère qu’il est de toi. »

Elle s’était rapprochée de Chaemhet, que tout désir avait déserté.

« Qui est au courant ?

— La femme qui m’a donné le melon mélangé à du lait. Quand j’ai vomi, le doute n’était plus permis.

— Mais tu devais bien soupçonner…

— Certes. Mais ce n’était qu’une légère sensation. Ah ! Et quelqu’un d’autre encore est au courant.

— Qui ?

— Cela, c’est ma garantie, dit-elle en souriant. Ainsi, même ma mort ne te délivrerait pas.

— Que vas-tu imaginer ? s’écria-t-il, horrifié.

— Je suis seule et dois veiller à mes propres intérêts. »

Teyé était la concubine du roi. Ces derniers temps, elle était redevenue sa favorite. Le fait qu’elle fût enceinte serait interprété comme une bénédiction d’Hathor. Ay avait-il présenté une offrande à la déesse ? À supposer que l’enfant fût un garçon et que la reine Ankhsenamon ne donnât pas d’héritier au roi, alors le fœtus que Teyé portait dans sa matrice et que déjà Héket-à-tête-de-grenouille façonnait en être humain grandirait pour devenir pharaon. Et si l’enfant était de lui et non celui du roi, Chaemhet aurait été béni dans sa descendance, mais ne pourrait jamais revendiquer cette paternité.

Ces pensées se bousculaient dans son cœur troublé. De nouveau il observa Teyé, qui paraissait lire en lui.

« Ay reconnaîtra l’enfant, affirma-t-il.

— À moins que son temps dans la matrice ne soit trop court. Tu fus mon amant bien avant le roi, et tu l’es resté. »

Elle lui adressa un sourire aguichant, qui, encore à cet instant, exerça sur lui son pouvoir.

« Mais peu m’importe, poursuivit-elle.

— Comment ?

— Tout m’est égal.

— Si tu es enceinte des œuvres du roi et si tu lui donnes un héritier mâle, un destin fabuleux t’attend.

— Sans toi, l’or le plus fin est aussi vil que du sable.

— Je dois partir, dit-il, refusant de se laisser entraîner sur ce terrain dangereux.

— Alors, tu persistes à vouloir me quitter ?

— Oui.

— C’est impossible ! supplia-t-elle, tentant de le fléchir une dernière fois. Je suis certaine que l’enfant est de toi ! La semence du roi ressemble à du lait coupé d’eau. Elle tombe en moi goutte à goutte, sans même couler. Elle stagne à l’entrée de l’orifice puis roule au-dehors. C’est à peine si elle est tiède ! Sa verge est molle. Même quand le roi me désire, je dois raviver sa vigueur et la maintenir en place. Ay serait incapable de me faire un enfant. Mais toi, oui, et tu m’en as donné un ! Maintenant, tu dois nous aider et nous ramener à Keftiou ! »

Teyé se tordait les mains, tendait les bras vers lui, implorante, prête, pour Chaemhet, à renoncer à tous les privilèges que lui vaudrait cette naissance. Elle s’était jetée à ses pieds, se livrait entièrement à sa merci. L’humiliation, s’il la repoussait à présent, serait terrible. Pendant une fraction de seconde, il hésita avant d’accomplir le grand saut. Il était au bord d’un abîme, mais reculer était inconcevable.

« Je ne peux pas. »

Il fit demi-tour et quitta la pièce sans un regard en arrière tandis qu’elle tombait à genoux. Sitôt la porte close, il courut vers la rue, son cœur se tordant comme un crocodile blessé. Mais au milieu de ces tourments résidait aussi un certain soulagement. Quoi qu’il advînt par la suite, du moins aurait-il pris sa décision.

Il présenterait des offrandes à Hathor et à ses sœurs en guise de propitiation. Les déesses lui pardonneraient. Il était un homme qui cheminait en silence.

Teyé gémissait, la tête contre le sol. Si elle ne pouvait l’avoir, personne ne l’aurait. Et même s’il essayait de la quitter, elle ferait en sorte de le contrecarrer. Ils suivraient le même chemin.

Voyez ! Le dieu à la face unique est avec moi, pria-t-elle. Salut à vous, Sept Êtres qui promulguez les décrets, qui soutenez les plateaux de la balance dans la Nuit du Jugement de l’Outchat, qui tranchez les têtes, qui taillez les cous en pièces, qui prenez possession des cœurs par la violence, qui saccagez le lieu où le cœur est fixé, qui vous livrez au carnage dans le Lac de Feu. Je vous connais et je connais vos noms, aussi connaissez-moi comme je vous connais. Je viens à vous, aussi venez à moi, car vous vivez en moi et je vivrai en vous. Donnez-moi le pouvoir du bâton de commandement qui est entre vos mains.

La jeune femme demeura longtemps prostrée, souillant sa robe et ses bras dans la poussière. Enfin, ses sanglots diminuèrent, s’espacèrent, puis s’apaisèrent. Teyé se leva et contempla son reflet dans le miroir de cuivre qu’elle avait apporté, et qu’elle avait laissé près de la cruche vide. Elle était assez présentable pour retourner au harem sans attirer de regards curieux. Elle se trouva même plus belle qu’elle ne s’y attendait.

Elle sursauta en entendant derrière elle une petite voix, pourtant familière :

« Teyé, te sens-tu bien ?

— Oui, Roya, répondit-elle. Comment es-tu arrivée ici ?

— Je t’ai suivie par les toits. Il me semblait que ton âme m’appelait avec tristesse.

— Oh, je suis si malheureuse ! Écoutais-tu ?

— Non. »

Roya mentait, contenant sa colère. Ménager Teyé était l’essentiel et passait avant tout.

« Après t’avoir suivie, j’ai attendu. Je tenais à rester dans les parages au cas où ma présence s’avérerait nécessaire. As-tu besoin de moi, ou préfères-tu que je parte ?

— Reste.

— A-t-il dit qu’il l’a trouvé ?

— Non. »

Visiblement déçue, Roya suggéra :

« Sans doute n’est-il pas encore retourné à la Deuxième Maison.

— C’est juste. Il est resté chez lui… avec son épouse. »

Leurs paroles résonnaient lugubrement dans la petite chambre étouffante, où régnait jadis une félicité digne des Champs d’Éarrou. À présent elle apparaissait dans sa sinistre réalité, morne et crasseuse.

« Rentrons à la maison, soupira Teyé.

— Quelle maison ?

— Le harem.

— C’est la première fois que tu en parles comme si c’était chez toi.

— Je sais, admit Teyé avec un sourire las. Mais je n’ai plus le choix. »

Elles marchèrent en silence, dissimulant leur visage derrière leur châle. Teyé songeait que plus jamais elle ne prendrait un tel risque, mais son cœur était triste. Réussirait-elle à dominer sa peine ? Elle savait que la douleur lancinante qui la meurtrissait s’estomperait une fois qu’elle se serait résignée. Mais elle ignorait combien de temps cela prendrait, car elle ne désirait pas porter remède à ce mal, à cette souffrance qui était le dernier lien avec son amour.

Il restait néanmoins un ultime devoir à accomplir.

« Et à lui, quand le lui diras-tu ? s’enquit Roya.

— Pas plus tard que maintenant. Tu vas lui porter la nouvelle.

— Il sera déçu !

— Que son espoir ne meure pas avec le mien. »

Teyé contint un rire sans joie. Elle s’était moquée de l’espérance et n’en était pas moins victime, elle aussi.

« Il t’a soutenue, insista Roya.

— Pour mieux tenir lui-même.

— Pas seulement…

— Roya, c’est toi qui es censée être forte ! »

Teyé tentait de prendre un ton désinvolte, mais Roya accusait le coup avec l’air affligé d’une fillette.

« Moi, je suis laide. Je ne saurai jamais ce que c’est d’être aimée.

— La laideur n’est pas un obstacle. Et d’abord, tu n’es pas laide. »

Roya eut un rire dur, sans complaisance.

« Dans tes yeux toute ton âme se révèle, poursuivit Teyé. C’est là qu’elle réside. Et si tu savais comme elle est belle !

— Au moins, j’aurai vu ce que c’est d’aimer. »

Et l’amour, pensa Teyé, était ce qui importait le plus au monde, quoi qu’il entraînât dans son sillage.

Elles passèrent par des rues peu fréquentées, bien que cela les obligeât à emprunter un itinéraire plus long. La plupart des citadins se trouvant au marché, les deux femmes ne croisèrent que de rares promeneurs et des chiens somnolents, affalés dans des flaques d’ombre. Elles longèrent les murailles de la ville, où l’odeur moussue de l’eau stagnante parvint à leurs narines. Dans les champs, de minces silhouettes tannées par le soleil se courbaient sur les récoltes, la tête enturbannée, une faucille serrée dans leur main noueuse. Leurs ombres flottaient, silhouettes fantomatiques, sur la terre verdoyante.

Enfin Teyé et sa compagne arrivèrent au pied du quartier du palais et franchirent l’enceinte par une entrée secondaire. Elles dépassèrent une longue rangée de statues d’Amon-le-Grand-Bélier alignées tels des soldats, jambe gauche en avant, et coiffées de la couronne à deux plumes. Ici aussi les rues étaient désertes. Elles avaient choisi leur heure judicieusement. Quelqu’un, pourtant, attendait avec impatience le retour de Teyé.

Comme elles atteignaient la haute porte de la Troisième Maison, Roya quitta sa maîtresse et se faufila à l’intérieur.

 

La litière de Chaemhet brinquebalait au long des rues étroites et encombrées. Les marchés étaient animés et, à travers les pans de toile baissés, le passager captait des odeurs d’épices, d’huile et de sueur, et distinguait les cris de ses porteurs qui se frayaient un chemin dans la foule bigarrée. Imbou marchait en silence près de la litière, la main sur la garde de son épée. Chaemhet se sentait toujours en sécurité, quand son serviteur était près de lui. Quelquefois, il eût aimé qu’Imbou fût une femme. Mais il préférait chasser bien vite ce genre de réflexion quand elle surgissait.

La révélation de Teyé le consternait. Certes, elle ne pouvait le trahir sans se condamner en même temps ; mais s’en souciait-elle ? Sans doute réfléchirait-elle, pèserait-elle le pour et le contre, épargnerait-elle sa propre vie pour le bien de son enfant ! Chaemhet, lui, avait tout à perdre. S’était-il, au moins, comporté honorablement ? Il regarda en lui-même sans trouver de réponse, mais il ne regrettait pas sa décision. Ay croirait-il Teyé ? Lui accorderait-il son pardon ou la laisserait-il vivre jusqu’à ce qu’elle eût mis l’enfant au monde, pour la faire exécuter ensuite ? Quelles mesures prendrait-il à l’encontre de Chaemhet ? Étant un haut dignitaire attaché au palais, il se verrait sans doute épargner le pal, mais la mort l’attendait à coup sûr.

Il n’avait aucune idée de la fréquence des rapports entre Teyé et le pharaon. Il n’avait jamais interrogé la jeune femme à ce propos, jugeant la question malséante et ne tenant pas vraiment à savoir. Une autre pensée lui vint : Ay mettrait le grappin sur le premier enfant dont il pourrait endosser la paternité. La visite de la nouvelle reine au nord avait été imposée par les considérations diplomatiques, mais le roi avait voulu ce séjour aussi court qu’il était possible sans offenser la population du Delta. Faisait-il consigner les dates où il appelait sa concubine dans sa couche ? Quand cela avait-il eu lieu pour la dernière fois ? Depuis combien de temps l’enfant était-il en gestation dans le ventre de sa mère ?

Toutes ces questions assaillaient le cœur de Chaemhet tel le ciseau du tailleur de pierre martelant le roc.

De retour chez lui, il eut la sensation d’étouffer, dans son bureau, et ne réussit pas à reprendre le fil de sa vie ordinaire, bien qu’il tentât de lire les rapports envoyés par Masou de la Deuxième Maison. Il errait de pièce en pièce, écoutant les sons assourdis provenant de la terrasse, où Mia prenait le repas de midi. Chaemhet était bien trop tendu pour avoir faim. Il regarda les meubles, passa négligemment l’index sur leur surface. Tout était d’une propreté méticuleuse, tout reflétait le goût irréprochable et froid de Mia. De sa personnalité à lui, en revanche, on ne voyait nulle trace. Il eut une envie folle de balancer un coup de pied dans une table afin de détruire cette belle symétrie. Un sourire sardonique se dessina sur ses lèvres à l’idée de planter une vulgaire statuette de Min sodomisant une brebis au beau milieu des exquises figurines d’obsidienne et de faïence représentant les dieux, sur la niche à côté de l’entrée.

Son malaise grandissant, il prétexta qu’une nouvelle, dans la liasse de documents adressés par Masou, requérait de toute urgence son attention, et se rendit à pied à la Deuxième Maison. Bien que ce fût l’heure paisible de la sieste, il trouva, comme toujours, son secrétaire courbé sur sa table de travail. Lui arrivait-il de s’en éloigner ? Masou bondit sur ses pieds à la vue de son maître.

« Chaemhet ! Je ne t’attendais pas…

— Tout se passe-t-il bien ?

— Mais oui, répondit Masou avec un regard fuyant.

— Tu en es sûr ?

— Dans le cas contraire, je t’en aurais avisé.

— Et la reine ?

— Elle déjeune en compagnie du roi. Je crois qu’elle va passer beaucoup de temps auprès de lui, désormais.

— Paraît-elle heureuse ?

— Tout… tout à fait, bredouilla Masou.

— Fort bien. »

Chaemhet lui adressa un signe de tête pour le rassurer – un jeune homme sérieux, mais excessivement nerveux – et entra dans son propre bureau. Là aussi régnait un ordre parfait, et il songea avec chagrin que même ce lieu ne portait pas vraiment l’empreinte de sa personnalité. Qui était-il ? Un fonctionnaire de haut rang. Qu’était-ce donc qui faisait de lui ce qu’il était ? Voilà une question qu’il ne s’était encore jamais posée. Son éducation, son métier, sa famille, son ambition… Tant de choses avaient concouru à étouffer ses doutes ! S’il avait été heureux en ménage, s’il n’avait jamais rencontré Teyé, il ne se serait certainement jamais interrogé de la sorte. Fallait-il en être reconnaissant ?

La pièce présentait la même apparence que lorsqu’il l’avait quittée. Elle n’était pas aussi impeccable que sa demeure. Par endroits, la frise se craquelait et la peinture pelait. Il aimait que son bureau eût l’air d’avoir servi. Il portait, sinon sa marque, du moins son odeur, son aura. Chaemhet en fit le tour du regard, respirant déjà plus librement. La table de travail formait un angle droit avec le mur. Mû par un esprit de rébellion, Chaemhet la déplaça, raclant les pieds du meuble sur le sol en brique cuite. Ce faisant, il remarqua un détail anormal sur le mur, à l’endroit où il rangeait son coffre-fort. En haut, une des quatre chevilles en bois qui maintenaient la brique en place était mal enfoncée. Si son regard n’avait été accoutumé à l’ordre, il ne se serait aperçu de rien.

Il traversa la pièce et sortit son coffret. À l’intérieur, il découvrit une bourse en cuir marron, qu’il n’avait jamais vue. Frissonnant et surveillant le passage voûté au bout duquel travaillait Masou, il dénoua le cordon et vida le contenu sur sa paume.

Il avait sous les yeux les pièces d’or qu’il avait remises à Géoua, pour prix de son silence.

Sous le choc, en entendant des voix dans l’antichambre il se crut revenu au jour où le nouveau Directeur du Harem s’était présenté ici pour la troisième fois, et l’avait soumis à son chantage. Y avait-il un spectre, de l’autre côté du mur ? Chaemhet remit prestement l’or dans la petite bourse et la dissimula dans celle, plus large, qu’il portait à sa ceinture. Alors seulement, il reconnut la voix de son visiteur.

Huy apparut dans le bureau, Masou sur les talons, plus nerveux que jamais.

« J’arrive de chez toi, où l’on m’a appris que je te trouverais ici.

— Tu as de la chance, je m’apprêtais justement à partir.

— Très bien ! Je t’accompagne.

— J’ai quelques courses à faire.

— Je te tiendrai compagnie.

— C’est inutile.

— Allons ! Tu ne me refuseras pas ce plaisir ? »

Chaemhet pinça les lèvres. Il observa Huy, dont le visage était agréable et ouvert malgré la rudesse des traits. Sans rien pouvoir y déchiffrer, il sut qu’il était pris au piège. Pourquoi Masou le regardait-il de cet air de chien battu ?

Il n’avait pas remis en place la brique scellant son coffre. Il s’en chargea donc, mais recommanda à son secrétaire de tout refermer soigneusement aussitôt après son départ.

« Tu as réglé rondement tes affaires, remarqua Huy sur un ton plaisant. Tes serviteurs m’ont dit que je t’avais manqué de peu.

— Oui, c’est à croire que tu as mis des ailes à tes sandales pour voler jusqu’ici.

— Rien de si poétique ! J’ai pris une chaise à porteurs. Un peu d’exercice me ferait toutefois le plus grand bien, soupira Huy en tapotant son ventre.

— N’oublie pas qu’une certaine corpulence est la marque de la réussite sociale.

— Je t’avoue que c’est une marque dont je me passerais volontiers.

— Quel homme étrange tu es, Huy ! dit Chaemhet avec un sourire forcé.

— Alors, où allons-nous ? »

Chaemhet ne sut que répondre.

« Tes fameuses courses, lui rappela le scribe.

— Ah, oui… ! dit-il, cherchant fébrilement. Eh bien… je dois me rendre au port.

— Parfait. J’ai appris qu’on y décharge une cargaison de vin nouveau, en provenance du Nord. Nous serons les premiers à le goûter. »

Chaemhet acquiesça et donna pour la forme ses dernières instructions à son secrétaire avant de s’en aller.

Dans la cour, Huy lui demanda : « Y allons-nous à pied ?

— Comme tu voudras.

— Tu n’es pas vraiment pressé ?

— Pas vraiment, concéda Chaemhet, certain que Huy voyait clair dans son jeu.

— Si ma présence t’importune, dis-le-moi franchement.

— Non, Huy, tu ne me gênes pas.

— Mais, en réalité, tu n’as pas de courses à faire.

— Non. J’avais besoin de m’échapper de la maison. Je m’y sens trop à l’étroit. Vois-tu, j’ai besoin de réfléchir.

— À quoi ?

— À des affaires personnelles, éluda Chaemhet.

— Désolé, répondit Huy.

— C’est pourquoi je préférais être seul.

— Donc, je suis bien de trop, tout compte fait.

— Non. Tu es mon ami. Je sais que tu ne te formaliseras pas si je marche en silence. »

Ils se dirigèrent vers le portail principal de l’enceinte. Un valet vêtu de la livrée royale croisa leur chemin en courant, une expression anxieuse sur le visage.

« Je me demande quel message il porte, s’interrogea Huy.

— Une nouvelle concernant les impôts, répondit Chaemhet. Les récoltes sont presque terminées et un large contingent de scribes-inspecteurs a été détaché pour en établir le relevé. Si tu travaillais encore à la Production d’Orge, tu n’aurais pas le loisir de te promener avec moi. »

Ils bifurquèrent à gauche pour prendre la première ruelle descendant vers le port. Elle serpentait entre des murs ponctués çà et là par une fenêtre haute ou une double porte dissimulant une cour intérieure ; des fleurs aux couleurs vives, s’échappant de jardins clos, retombaient en cascade par-dessus la maçonnerie.

« Qu’y avait-il, dans ton coffre-fort ? s’enquit négligemment Huy.

— Pourquoi me demandes-tu cela ? » répliqua Chaemhet après un bref silence, tout en pensant : « Et comment oses-tu me le demander ? »

Il est vrai que le scribe faisait souvent fi des conventions quand il posait ses questions.

« Excuse-moi, mais j’ai vu que tu l’avais ouvert. J’ai supposé que cela avait trait à l’affaire urgente qui t’avait amené au bureau. Mais, assurément, cela ne me regarde pas.

— Assurément.

— Je tâcherai de m’en souvenir.

— Excellente idée », approuva Chaemhet avec un sourire crispé.

Ils firent encore quelques pas en silence. Huy aspirait l’air avec délice. Les effluves qui se mêlaient dans ses narines l’enchantaient : les riches parfums d’épices montant des marchés et d’invisibles cuisines, la fraîche haleine du Fleuve… même l’odeur de la poussière parvenait à le ravir. La lumière avait autant d’éclat que la peau d’une grenade.

« J’aimerais néanmoins te poser une ou deux questions », poursuivit le scribe, d’un air contrit qui mit instantanément Chaemhet sur ses gardes.

Huy fit mine de soupeser ses paroles, mais il se montra des plus directs :

« De quoi as-tu parlé avec Géoua, la troisième fois qu’il t’a rendu visite ?

— De peu de chose, répondit Chaemhet, le visage aussi figé qu’un masque.

— Tu ne te rappelles pas votre conversation ?

— Il désirait encore un conseil, je suppose. Il n’avait pas le sens de l’organisation. Il ne s’élevait qu’en piétinant les autres.

— Tu ne déplores donc pas sa mort ?

— Personne ne regrette cet homme-là.

— Tout de même, quel soulagement tu as dû ressentir ! »

Chaemhet fit volte-face si violemment qu’un passant s’arrêta pour observer tour à tour les deux hommes. Une rixe allait-elle éclater ? Devait-il s’interposer ? Conscient d’attirer l’attention, Chaemhet se calma.

« Qu’essaies-tu d’insinuer ?

— Moi ? Rien. Ta réaction parle d’elle-même.

— Huy, tu mets ma patience à bout ! Nous avons été amis, autrefois, et j’espère que nous le sommes encore. Cependant, entre amis il devrait y avoir de la confiance. Il devrait y avoir du respect. Je ne trouve en toi ni l’une ni l’autre. »

Que de fois la culpabilité se dissimule sous de nobles sentiments ! pensa Huy, qui répondit avec politesse :

« Je te prie de m’excuser.

— L’enquête sur la mort de Géoua est terminée. Veux-tu que je rapporte à Ay que tu t’obstines dans tes investigations ?

— Et toi, veux-tu que je lui rapporte que tu couches avec une de ses concubines ? » riposta paisiblement le scribe.

Ils étaient parvenus au bout de la ruelle, qui débouchait sur la place du port. L’heure de la sieste était passée et les ombres s’allongeaient sous la lumière plus douce. Les étals et les échoppes commençaient à rouvrir, et les débardeurs reprenaient nonchalamment leur besogne sans fin.

Les deux hommes observèrent la scène quelque temps. Le lien qui les avait unis était-il brisé ? Huy le craignait. Il n’avait jamais sérieusement soupçonné Chaemhet d’avoir assassiné Géoua, mais cherchait simplement à atteindre la vérité. Maât se dissimulait au centre d’un labyrinthe. Elle était toujours difficile à découvrir et quelquefois la tâche s’avérait impossible. Ce n’était pas une raison pour renoncer.

« Alors ? dit Chaemhet.

— Trouvons un endroit où nous asseoir », proposa le scribe.

Ils traversèrent la place et s’installèrent sous un auvent, où ils purent commander le vin que Huy attendait de goûter avec impatience.

« On vient de le décharger. Il n’a pas eu le temps de refroidir, avertit le patron de la taverne.

— Apporte-le quand même.

— Je vous le mets à rafraîchir dans une bassine d’eau, dit l’homme, s’éloignant d’un air affairé.

— Géoua était au courant, n’est-ce pas ? reprit Huy.

— Dire que j’avais en Masou une confiance entière ! s’indigna Chaemhet. Mais il me le paiera ! Je briserai sa carrière.

— Masou ne t’a pas trahi, bien au contraire. Il n’a cherché qu’à te protéger.

— Pourtant, il a dû te dire…

— Il s’en est tenu au strict minimum, mais, connaissant la fâcheuse réputation de Géoua, je n’ai eu aucun mal à déduire le reste.

— Ce n’est pour toi qu’un exercice intellectuel, lui reprocha Chaemhet, à nouveau en colère. Pourquoi refuses-tu d’admettre ton échec ? Tu n’as donc pas assez de tes propres problèmes, que tu te mêles de ceux des autres ?

— Justement, expliqua Huy avec douceur. C’est ce qui me permet d’oublier mes soucis et de ne pas me miner. »

Chaemhet se détourna de lui, écœuré. Il avait terriblement envie de se désaltérer, mais il jugeait indigne d’être le premier à servir.

« Promets-moi de ne pas mentionner cette conversation à Masou, continua le scribe.

— Pour quelle raison ?

— Je lui ai plus ou moins assuré que je ne t’en parlerais pas. Il est jeune. Inutile de le plonger dans le désarroi sans nécessité.

— Tu es froid, Huy.

— Je ne le pense pas.

— Allons ! Viens-en au fait.

— Ne crois pas que je prends plaisir à te harceler. Le problème n’est pas si Géoua savait ou non, mais comment il l’a appris.

— Il était informé de bien des secrets. N’importe qui au harem a pu le lui dire.

— Soit. Mais il était détesté, alors que Teyé compte de nombreuses amies qui lui sont loyales. De plus, je la crois généreuse.

— On n’achète pas la sécurité, là-bas. Les langues sont aussi effilées que des poignards.

— Mais vous étiez prudents.

— C’est vrai.

— D’autant plus que, pour avoir dirigé le harem, tu savais d’expérience par quelles précautions te prémunir.

— En effet.

— Alors comment expliques-tu… ? »

Peut-être les soupçons planaient-ils dans le cœur de Chaemhet depuis le début. Peut-être les sentiers de sa pensée étaient-ils dégagés, maintenant qu’il avait rompu. Ou peut-être avait-il seulement eu besoin d’un point de vue extérieur, comme celui de Huy, pour se poser les vraies questions. La vérité s’imposait d’elle-même.

« Teyé… Elle le lui a dit.

— Je le crois aussi, acquiesça Huy. Elle l’a probablement payé pour venir te trouver.

— Ainsi, ce fils de Seth a mangé à tous les râteliers !

— Comment cela ?

— Moi aussi, je lui ai donné de l’or », avoua Chaemhet, qui parut soudain porter le poids du monde sur ses épaules.

Le scribe contint son hilarité en se penchant sur la table pour remplir leurs gobelets.

« Ce vin devrait être assez frais, à présent. »

Chaemhet but avidement et reposa son verre.

« C’est terminé, annonça-t-il à Huy, qui l’observa attentivement, sans répondre. Oui, terminé ! Avec quelle rapidité une chose touche à son terme quand les dieux en ont décidé ainsi ! J’ai dit à Teyé que je ne la reverrais pas.

— La scène a été pénible ?

— Si tu savais ! »

À sa propre surprise, Chaemhet fut reconnaissant de pouvoir s’épancher. Huy ne s’était jamais montré indigne de sa confiance. Il aurait dû s’en souvenir plus tôt.

« Elle voulait que nous fuyions ensemble.

— Elle t’aime.

— Oui.

— Et toi, que ressens-tu pour elle ?

— Comment le dire ?

— Si tu ne le peux pas, c’est que tu ne l’aimes pas.

— Ce n’est jamais aussi simple.

— Oh, si ! Toujours. Ce qui est dur, c’est de regarder la vérité en face.

— J’ai Mia, ma famille, ma carrière…

— Hum !

— C’est tout ce que tu trouves à dire ?

— Nul ne peut juger la valeur de la vie d’un homme à sa place. »

Chaemhet baissa la tête. Huy reprit du vin. Le premier verre avait embrumé, puis totalement clarifié ses pensées. Il servit également Chaemhet et réclama un autre pichet.

« Il est bon ? voulut savoir le patron.

— Excellent, quoiqu’un peu jeune.

— Le vin, la bière et les femmes sont meilleurs ainsi. »

Satisfait d’avoir placé cette plaisanterie éculée, leur hôte regagna les profondeurs de sa taverne.

« As-tu tué Géoua ? interrogea Huy de but en blanc.

— Non.

— Je crois que cela pourrait être toi.

— J’en aurais été incapable.

— Tu connais le harem comme la paume de ta main. Tu pouvais le suivre sans que ta présence paraisse surprenante.

— Quelqu’un m’a-t-il aperçu là-bas ?

— Je l’ignore. Ce sont les Mézai qui se sont chargés des interrogatoires.

— Et alors ? A-t-on fait allusion à moi ? insista Chaemhet, ébranlé par le calme de son compagnon.

— Ton nom n’apparaît pas dans les rapports.

— Tu n’insinues pas que j’ai acheté leur silence !

— Tu n’en serais ni à ta première folie ni à ton premier mensonge. »

Chaemhet dévisagea Huy, qui le regardait d’un air implacable.

« Je te jure que je ne l’ai pas tué. Je n’aurais même pas su comment m’y prendre !

— Ne sois pas ridicule. Nous savons tous tuer. C’est la première chose qu’on nous enseigne.

— En théorie, pas en pratique.

— Tu as tué des animaux. Tu étais bon, à la lance.

— C’était quand nous nous entraînions.

— Combien lui as-tu donné ?

— Un demi-dében, dit Chaemhet, humilié.

— Tu as marchandé ?

— Oui.

— Où est l’or, à présent ? »

Chaemhet garda le silence.

« On n’en a pas trouvé trace chez Géoua. Son coffre-fort n’était pas vide, mais ne contenait pas d’or. Sur le coup, cela m’a paru étrange.

— J’ai rompu avec Teyé, et je ne suis pas l’assassin de Géoua. Tout ce que je demande, c’est qu’on me permette de reprendre ma vie normale. J’ai eu mon content d’aventures.

— Tu ne peux modifier ce que les dieux ont décidé pour toi.

— Puisque tout est écrit d’avance, pourquoi te donnes-tu tant de mal pour continuer l’enquête ?

— Cela aussi fait peut-être partie du plan divin. Tu l’as tué sous l’emprise du désespoir ? Ce serait compréhensible, tu sais.

— Si cela te fait plaisir… Mais non, je ne l’ai pas tué.

— Bon. Où est passé cet or ?

— Je ne sais pas.

— Pourquoi recommences-tu à me mentir ? Je cherche à t’aider. Géoua n’a aucune importance, à mes yeux.

— Que tu dis !

— Voici votre vin, annonça le tavernier, surgissant comme de nulle part et remplaçant la cruche vide dans la bassine d’eau froide. Combien allez-vous me payer ? s’enquit-il en les regardant tour à tour.

— Un hékat[35] de bon froment sur la récolte de l’an dernier, dit Huy. Mon serviteur te l’apportera.

— C’est généreux, approuva l’hôte.

— Ton vin le vaut largement », répondit le scribe.

Quand le patron fut reparti, les deux hommes s’entre-regardèrent un court moment, puis Huy expliqua :

« Tu es vulnérable tant que le moindre soupçon s’attache à toi. Tu ne voudrais pas prêter le flanc aux manœuvres de Sahourê !

— Sahourê ?

— Ce n’est qu’une possibilité qui m’est venue à l’esprit, dit Huy avec un geste apaisant. Qu’y avait-il dans ton coffre ?

— Tu mentais tout à l’heure : tu t’amuses à me harceler.

— Mais que crois-tu ? Moi aussi, je suis dans la paume des dieux. »

Non, Huy ne s’amusait pas, surtout lorsqu’il pensait à Oubenrech, la pauvre prostituée injustement battue, défigurée et privée de son gagne-pain. En silence, Chaemhet sortit de sa bourse celle, plus petite, qu’il y avait dissimulée et la posa entre eux, sur la table.

« C’était à l’intérieur. En arrivant, j’ai remarqué qu’on avilit touché à la brique. J’ai ouvert mon coffre et voici ce que j’y ai trouvé. Je te jure que c’est la vérité.

— Qu’avais-tu remarqué d’anormal ?

— Une des chevilles était mal fixée. Je l’ai vue peu avant que tu viennes. Me crois-tu ?

— Je n’en suis pas sûr. »

Huy vida la bourse de cuir et observa les piécettes d’or.

« Elles portent ton sceau ! »

Chaemhet hocha la tête d’un air penaud.

« Encore une folie.

— Oui, je sais. »

L’expression de Chaemhet était si pitoyable que Huy fut presque tenté de lui révéler qu’il était venu dans l’espoir d’examiner le contenu du coffre en son absence.

« Soupçonnes-tu ton secrétaire ?

— Non.

— Pourquoi ? »

Chaemhet écarta les paumes avec lassitude.

« Faut-il toujours que tu doutes de tout et de tous ? C’est quasiment maladif, chez toi ! Quel mobile aurait eu Masou ? »

Huy garda le silence.

« En as-tu terminé avec moi, à présent ?

— Chaemhet… J’ai honte de t’avoir offensé.

— Tu crois que j’ai tué Géoua ? Il ne valait même pas une rognure d’ongle !

— Oui, mais qui sait, sous l’effet de la panique… Tu lui as bien donné de l’or marqué.

— Les pièces auraient pu être en circulation.

— Toutes en même temps ?

— Ce n’était pas tant que cela.

— Tu as raison, soupira Huy. Même en considérant tous les risques que tu as pris, celui-ci eût été démesuré par rapport à l’avantage qui en découlait.

— Ton cœur s’est ravisé ? Tu ne crois plus que je l’ai tué ? demanda Chaemhet, plein d’espoir.

— Je n’en suis pas sûr, répéta Huy.

— Mais tu ne me dénonceras pas ?

— Certainement pas ! Et puis, comme tu le disais si bien, ce n’est pas mon affaire. Seulement, il me déplaît de laisser les choses au hasard.

— N’aie plus aucune inquiétude. Ma vie va reprendre son cours normal. »

Cependant, Huy remarqua que Chaemhet paraissait hésiter, et insista :

« Es-tu certain que rien d’autre ne te tracasse ?

— Je ne sais si je fais bien de t’en parler, quoique cela me soulagerait. Je n’ai personne d’autre à qui me confier.

— Je t’écoute, Chaemhet. »

Incapable de soutenir le regard du scribe, il se resservit du vin et but sans reprendre haleine.

« Teyé porte un enfant.

— Elle t’a dit cela ? interrogea Huy, le scrutant d’un air grave.

— Oui.

— Quand ?

— Au moment de la rupture.

— L’enfant sera du roi.

— Assurément.

— Il ne peut en aller autrement. Tu as fait ton choix, pas question de revenir dessus. »

Chaemhet se leva pesamment. Il s’apprêta à répondre mais, se ravisant, contempla le Fleuve en plissant les yeux. La journée avait été si longue…

« Attendons quelque temps avant de nous revoir, dit-il à Huy.

— Comme tu voudras. Je n’ai aucun désir de t’importuner.

— Sauf en cas d’absolue nécessité », ironisa Chaemhet.

Huy baissa les yeux.

« Il se peut que j’emmène Mia en voyage, dans ma ferme du Sud.

— Le souhaite-t-elle ?

— Je le pense. Quand sa période de purification sera terminée. »

Huy ramassa la bourse que Chaemhet avait laissée sur la table et la lui tendit.

« Non, garde-la !

— Je ne peux pas, dit le scribe.

— Mais moi, je ne veux pas de cet argent.

— Emploie-le à soulager la misère. »

Huy regarda son ami s’éloigner vers la cité, puis se tourna vers le Fleuve scintillant sous les feux du couchant. L’heure de la journée qu’il préférait.

Il remplit de nouveau son gobelet – le dernier, se promit-il – et sortit de sa bourse un petit objet qu’il examina pensivement.

L’amulette dédiée à Teyé n’avait pas eu l’action désirée. À moins que l’enfant fût réellement du pharaon ?

Les paupières closes, Huy absorbait la chaleur du soleil comme un lézard. Une brise légère soufflait doucement, porteuse de la promesse d’une soirée agréable. Huy évita de se demander pourquoi il préférait s’attarder au port au lieu de rentrer chez lui. Chaemhet n’était pas le seul qui éprouvait quelque peine à regarder la vérité en face.

La cité du désir
titlepage.xhtml
Gill,Anton-[Mysteres egyptiens-05]La cite du desir(1996).French.ebook.Alexandriz_split_000.html
Gill,Anton-[Mysteres egyptiens-05]La cite du desir(1996).French.ebook.Alexandriz_split_001.html
Gill,Anton-[Mysteres egyptiens-05]La cite du desir(1996).French.ebook.Alexandriz_split_002.html
Gill,Anton-[Mysteres egyptiens-05]La cite du desir(1996).French.ebook.Alexandriz_split_003.html
Gill,Anton-[Mysteres egyptiens-05]La cite du desir(1996).French.ebook.Alexandriz_split_004.html
Gill,Anton-[Mysteres egyptiens-05]La cite du desir(1996).French.ebook.Alexandriz_split_005.html
Gill,Anton-[Mysteres egyptiens-05]La cite du desir(1996).French.ebook.Alexandriz_split_006.html
Gill,Anton-[Mysteres egyptiens-05]La cite du desir(1996).French.ebook.Alexandriz_split_007.html
Gill,Anton-[Mysteres egyptiens-05]La cite du desir(1996).French.ebook.Alexandriz_split_008.html
Gill,Anton-[Mysteres egyptiens-05]La cite du desir(1996).French.ebook.Alexandriz_split_009.html
Gill,Anton-[Mysteres egyptiens-05]La cite du desir(1996).French.ebook.Alexandriz_split_010.html
Gill,Anton-[Mysteres egyptiens-05]La cite du desir(1996).French.ebook.Alexandriz_split_011.html
Gill,Anton-[Mysteres egyptiens-05]La cite du desir(1996).French.ebook.Alexandriz_split_012.html
Gill,Anton-[Mysteres egyptiens-05]La cite du desir(1996).French.ebook.Alexandriz_split_013.html
Gill,Anton-[Mysteres egyptiens-05]La cite du desir(1996).French.ebook.Alexandriz_split_014.html
Gill,Anton-[Mysteres egyptiens-05]La cite du desir(1996).French.ebook.Alexandriz_split_015.html
Gill,Anton-[Mysteres egyptiens-05]La cite du desir(1996).French.ebook.Alexandriz_split_016.html
Gill,Anton-[Mysteres egyptiens-05]La cite du desir(1996).French.ebook.Alexandriz_split_017.html